Éloge du sacrifice
« L’homme passe infiniment l’homme », cette célèbre affirmation de Pascal contraste avec le fait que beaucoup d’hommes et de femmes n’osent pas, pour des considérations très différentes, risquer ce dépassement. Ce risque a pour nom le sacrifice, « Sacris facere » et pour aboutir il exige la synergie avec Dieu. Saint Augustin disait qu’il s’agit d’apprendre à vivre en société avec les personnes divines. Il s’agit de risquer les dimensions divines qui nous habitent en étant soutenus par l’oxygène de Dieu.
Notre société a pourtant banni totalement cette notion de tout le tissu social. L’idée de sacrifice n’est pas dans l’air du temps, pas plus dans la société politique, que dans les recherches des citoyens, ni même, malheureusement, dans les églises où sa pensée est très souvent écartée. On accuse ceux qui en parlent de « rigorisme » sans se rendre compte que supprimer l’idée de sacrifice et donner seulement voix à « la valeur du jour » prépare un monde totalitaire. En réalité une société qui ne peut plus supporter le sacrifice est une société de la perversion. Car le sacrifice dépasse l’espace profane et nous ouvre au « plus de Dieu » dans le présent de notre histoire. A condition de bien le comprendre.
« Etre en société avec Dieu », être en synergie avec les personnes divines, en leurs mouvements de vie et d’amour constitue le vrai sens du sacrifice. Ces mouvements dépassent les logiques humaines, mais en les "osant" nous découvrons qu’ils nous permettent de vivre plus pleinement notre propre humanité. Ils sont le centre du christianisme. « Comme il y a la distance entre le ciel et la terre il y a de la distance entre les chemins de Dieu et les nôtres » (Is 55,10). Ceux qui ne vivent pas les chemins proposés par Dieu dans un mode surnaturel diront qu’ils sont inhumains. Mais en risquant l’aventure de les vivre (avec l’aide de Dieu) on "réalise" au contraire qu’ils constituent le vrai déploiement des aspirations les plus profondes qui nous habitent.
Lorsqu’on essaie de les vivre sans Dieu, ces dépassements semblent être une souffrance inutile ou un leurre malsain, voire même un mensonge avec la promesse du Salut pour l’après (Marx). Cette perspective est pourtant aux antipodes de l’Evangile : le sacrifice n’est pas la négation d’un désir dans l’espoir d’une compensation ultérieure dont on ne sait si elle arrivera ou pas. Même si, malheureusement, c’est ce qu’on en a laissé voir. La philosophie moderne a ainsi identifié la notion de « sacrifice » à cette conception tronquée et réductrice, jusqu’au point qu’aujourd’hui c’est l’unique sens qui en est resté dans la société et dans les consciences, le progrès étant de s’en débarrasser…
Notre culture ignore le sacrifice et c’est un des désastres les plus grands ; non seulement pour la foi mais aussi pour la société. Les politiciens de droite et de gauche ont tous en commun cette culture et c’est justement ce qui dévalue la démocratie. Tout le monde voit qu’on promet des facilités qui deviennent des acquis sociaux, et personne ne promet le sacrifice, ce qui débouche sur une société molle. Tout le monde comprend qu’il faut faire des efforts pour marcher ensemble, mais on n’en parle pas. Le comble, est qu’on nous dit scientifiquement qu’il ne faut pas se sacrifier. A quel lavage de cerveau sommes-nous en train d’assister ? Dans quel aveuglement sommes-nous ?
Le sacrifice est révolutionnaire. Et il est essentiel. L’homme créé à l’image et la ressemblance de Dieu arrive à se rencontrer lui-même seulement quand il se donne totalement. Mais cela semble inhumain pour qui ne le vit pas dans un mode surhumain. Voilà l’enjeu du christianisme. Aujourd’hui imprégnés par cette idée commune, les chrétiens aussi perçoivent le sacrifice comme malsain. Beaucoup sont victimes de ce piège. Non seulement des fidèles, mais aussi des responsables de l’Eglise, pensent qu’il faut s’en débarrasser pour être dans « les nouvelles conditions du temps présent ». On passe ainsi à côté de la force de l’Evangile. Le sacrifice ne bénéficie plus de la moindre considération ni dans la morale sexuelle, ni dans la conception de la famille, ni dans le vécu social, ni dans l’engagement pour les autres. La culture de l’indifférence qu’aime à dénoncer le pape François ne naît pas par hasard : elle est le fruit direct de l’évacuation du sacrifice tant de la vie chrétienne que de la société.
En ce mois de novembre où nous aurons la joie de fêter la béatification du père Marie Eugène de l’Enfant-Jésus, précisément parce qu’il a osé le don de sa vie sous une forme héroïque, je vous invite à considérer l’importance du sacrifice.
Avec saint Paul « Je vous exhorte mes frères par la miséricorde de Dieu à offrir vos corps comme une victime vivante, sainte et agréable à Dieu. Tel sera votre culte spirituel. Ne vous accommodez pas à ce monde, mais transformez-vous par le renouvellement de votre pensée… » Osons réaliser en « société avec Dieu » des efforts pour construire le Royaume en nous et entre nous. C’est à cette seule condition que la responsabilité de tous deviendra notre plus grande joie..
P. Paco Esplugues