Festival d’Avignon 2023 : DU WELFARE A L’EUCHARISTIE
Les sociétés païennes ne se souciaient pas du salut de l’âme de ses membres. Cette attitude indifférente avait-au moins le mérite de s’abandonner à un vitalisme sans problème et individualiste condensé dans la célèbre recommandation de Ménandre : « Mangeons et buvons, car demain nous mourrons ». Dans nos sociétés néopaïennes, les gens ne se préoccupent pas non plus du salut de leur âme, mais le désespoir est passé de la jouissance à l’offre d’anesthésies très diverses (au lieu d’une raison de vivre) rendant le désespoir plus supportable. Il propose de la morphine pour les douleurs, des pilules pour le sexe, des scalpels pour les rides, des protéines synthétiques pour les muscles, des régimes pour allonger la vie. Le désespoir, de cette manière, a fini par devenir notre habitat naturel ; un habitat avec clim en été, chauffage central en hiver et musique d’ambiance les quatre saisons de l’année. Ainsi, anesthésié, le désespoir a fait accepter à l’homme néo-païen toutes sortes de mortifications qui éclipsent les pénitences du Carême, alors que celles-ci aidaient l’homme à sauver son âme. Il n’est plus possible de manger et de boire librement, selon l’invitation hédoniste de Ménandre, mais il faut au contraire se rappeler à tout instant que chaque beuverie, chaque fin de repas copieusement arrosé à l’alcool, chaque cigarette fumée, raccourcit la vie d’une minute, d’une heure, d’une journée.
Le désespoir néo-païen, dans son empressement à sauver la santé du corps, a empoisonné nos vies par les privations les plus improbables, tel le docteur Pedro Recio qui surveillait l’alimentation de Sancho Panza, gouverneur de l’île Barataria, dans Don Quichotte. Ce crétin, armé d’un fanon de baleine, indiquait la nourriture qu’il jugeait malsaine, condamnant le bon Sancho au jeûne le plus stricte. Le désespoir néo-païen fait de même ; la Santé tyrannique joue le rôle (dans une version parodique et dégradée, comme il arrive à tous les substituts idolâtres) de la Vertu dans les sociétés religieuses. A la différence que, tandis que l’homme vertueux regardait l’éternité, l’homme sain d’aujourd’hui regarde... le chronomètre, le Fitbit, calculant les minutes, les heures, les jours qu’il gagne avec sa vie saine et vide. Sancho Panza, eut au moins le plaisir de renvoyer le Dr Pedro Recio avec armes et bagages ... Le désespoir néo-païen nous oblige à vivre sainement jusqu’à notre mort, à devenir un cadavre sain qui nourrit sainement les vers très sains qui vont nous dévorer (ou le feu de l’incinérateur, encore plus sain !).
Dans les sociétés néo-païennes, la tyrannie globale de la Santé s’exerce sur une masse asservie ne croyant qu’au Paradis sur Terre établi par le Welfare State, qui lui accorde gracieusement des « droits » et des « libertés ». Or, le Welfare State, dans son empressement à protéger nos « droits » et nos « libertés », sous couvert de « tolérance », a hérissé nos vies de palissades très protectrices. Ainsi, armés de « droits » et de « libertés », qui ne sont rien d’autre que des armes contre l’autre (en qui nous ne voyons qu’un ennemi potentiel), nous nous soumettons librement aux privations les plus improbables dans la confiance grotesque que chaque cigarette que nous n’allumons pas, chaque friandise que nous ne mangeons pas, chaque excès que nous ne commettons pas, nous garantit une minute, une heure, un jour de vie de plus. Il n’est pas prouvé que ce sain désespoir sera payant ; au contraire, il est hyper-prouvé que nous continuerons à mourir, après avoir transformé notre existence en enfer. Et qui sait, après avoir gagné aussi l’enfer dans l’au-delà. Tout est fait pour atteindre une « qualité de vie » magnifique, alors que cette vie n’est faite que de privations redoutables pour des fins vaines et insensées. Aucun des espiègles dieux olympiens inventés par les païens n’aurait inventé une forme de torture aussi aliénante et ennuyeuse.
Dans ce « théâtre du monde néo-païen », on demande au Welfare State de s’occuper aussi des diverses fragilités humaines débouchant sur un pessimisme social chronique des assistants et des assistés. : On se sent désabusé devant l’impuissance de l’Etat, on fait des manifs de plusieurs sortes, pour l’accuser de ne pas s’occuper assez de nos singularités. Encore moins de nos vulnérabilités les plus intimes. Mais est-ce que les demandes contradictoires de chaque singularité peuvent-elles être satisfaites par ce Papa Welfare, quand il ne sait faire que des discours électoraux vides, « en faisant mine de se rendre attentifs à toute vulnérabilité » ?
L’eucharistie, vrai Théo-acte (d’où vient « théâtre »), en nourrissant la vie éternelle, transforme le présent, non en une fuite, même pas en une privation pour l’éternité, mais elle convertit nos vulnérabilités propres et celles des autres, en un lieu privilégié pour transfigurer le présent en Amour incarné. Les « drames sociaux » dont le festival 2023 se fait tant l’écho, deviennent le lieu où le cœur du croyant touche et réalise une espérance éternelle déjà en cours d’accomplissement. Synergie d’Actes Divins et Humains. Vraie fraternité. Celle qui ne déçoit pas. Vrai sens et même joie dans nos obscurs présents. Quelqu’un le découvrira ?
PACO ESPLUGUES