Août 2023 : Saint Magne et Saint Agricol témoins du « Sombre Moyen Âge »

29 mars 2024

Saint Magne et son fils saint Agricol -tous deux évêques et saints- sont à l’origine de notre Collégiale. C’est sur le site de la maison du Juriste Magne, VIe siècle, que l’église Saint Agricol a été érigée. Les reliques des deux, qui se trouvent sous l’autel de notre église, sont des témoins silencieux de ce qu’on appelle le Moyen Âge. L’église Saint Agricol sera construite par le pape Jean XXII, au XIVe siècle, à l’aube de l’époque moderne. C’est à cette époque que Pétrarque, considéré comme l’un des pères de l’humanisme et de la Renaissance, est venu à Avignon . Un après-midi de cet été particulièrement chaud, les ossements de ces deux hommes ont suscité en moi d’irrésistibles questions : ne peuvent-ils pas être un point d’ancrage pour retrouver l’oxygène dont nous avons besoin en ces temps de pessimisme préfabriqués par l’idéologie du progrès en pleine crise ?

L’une des croyances les plus stupides et les plus enracinées dans la mentalité contemporaine est de considérer que les presque mille ans qui se sont écoulés entre la chute de Rome 476 et la chute de Constantinople 1453 ont été une période sombre dans l’histoire de l’humanité alors que la vérité est toute autre. Le Moyen Âge abrite une forme de civilisation telle qu’il n’en a peut-être jamais existé à aucun autre moment. Elle atteint son apogée au XIIIe siècle et parraine les créations les plus nobles du génie humain.

Simone Weil l’appelle la merveilleuse culture « occitane ». Le nom même de Moyen Âge est, en fait, un non-sens. Pris littéralement, une telle désignation présuppose une division tripartite de l’histoire, d’un côté l’Antiquité classique, de l’autre la Modernité, et entre les deux un âge de ténèbres, le Moyen-Age. Il se placerait entre les siècles prestigieux -qui furent ceux de l’Antiquité classique -et les siècles de plénitude et de progrès indéfini que sont les modernes.

Bien sûr, cette désignation de « Moyen Âge », si schématique et grossière, n’est pas innocente ; elle a été imposée par les humanistes, chez qui les préjugés religieux et les critères esthétiques douteux étaient mélangés, pour s’imposer immédiatement dans les environnements de la Réforme. Celle-ci avait besoin d’une caractérisation sinistre de l’époque médiévale pour justifier sa bataille. Cette tâche de démolition allait continuer chez les philosophes des Lumières et, d’une manière différente chez les romantiques, dont le goût pour les temps passés n’était rien d’autre que la licence de construire un Moyen Âge déformé qui, tout en retrouvant la tradition chevaleresque ou la poésie des troubadours, servait son exaltation du vitalisme, de l’autonomie personnelle et des nationalismes.

Il y a une explication psychologique qui aide à comprendre l’aversion que les apôtres de la modernité ont pour le Moyen Âge. L’homme médiéval avait un sens de la filiation que l’homme moderne dédaigne. Au Moyen Âge, l’héritage du passé était jugé respectable ; à l’époque moderne, l’homme croit incontestablement au progrès indéfini, et pour cela, il doit disqualifier le passé. Cela est porté à l’extrême dans la « Cancel culture » actuelle.

Cela fait comprendre, par exemple, la belligérance iconoclaste des humanistes de la Renaissance contre l’art gothique, qu’ils ont qualifié de barbare ; on comprend aussi la haine envers les institutions politiques et associatives créées au Moyen Âge. Cette haine acquerra une grande virulence à l’époque de la monarchie absolue pour atteindre des sommets délirants avec le libéralisme ; A une époque plus récente, voyons quel discrédit est jeté sur l’intellectuel le plus puissant que le sang européen ait donné au monde, saint Thomas d’Aquin, et sa méthode philosophique.

Il est commode pour la mauvaise conscience de notre monde accéléré que beaucoup de faits de civilisation intervenus au Moyen Âge ne soient pas connus. On peut citer entre autres le monachisme occidental (saint Agricol était moine de Lérins), qui a engendré un mode de vie où s’articule admirablement l’harmonie de l’humain et du divin. Cette harmonie n’est pas une perte irréparable comme le disait Simone Weil. « Une fois au cours de ces vingt-deux siècles une civilisation méditerranéenne a surgi qui peut-être aurait atteint un degré de liberté spirituelle et de fécondité aussi élevé que la Grèce antique, si on ne l’avait pas tuée ». Ses racines continuent…

Grâce à la canicule, en priant devant les reliques de ces deux saints, il m’a semblé clair que cette harmonie pouvait être récupérée. C’est le même fondement qui aujourd’hui comme hier, à l’époque de nos saints, continue vivant à opérer. C’est la chair de Dieu qui, dans toute eucharistie, nous permet de vivre l’humain et le divin dans leur engagement mutuel et dans les relations qu’ils engendrent. Il ne s’agit pas de répéter le passé comme une tradition morte, mais de vivre le présent dans sa fécondité divino-humaine, qui continue d’être « la réalité » (Cf, Col 2,11). Pour vivre cette réalité, la condition est de sortir de l’idéologie du progrès qui fabrique le désespoir et de s’ancrer filialement dans le Créateur qui, loin de nous enlever notre liberté, la libère pour faire de nous des citoyens du ciel et donc authentiquement reconnaissants et coresponsables de la terre sur laquelle nous vivons ! Le « sombre Moyen Âge » n’est-il pas l’ancre qui nous permettrait de mieux voir dans nos ténèbres actuelles ? Fêter Saint Agricol peut être un peu plus que du folklore !

PACO ESPLUGUES, curé